VIII L’homme dans le brouillard
(The Man in the Mist)

 

Les « Célèbres Détectives de Blunt » venaient de subir un échec, affligeant pour leur moral plus encore que pour leur bourse. Appelés à Adlington Hall pour élucider le mystère de la disparition d’un collier de perles, ils venaient d’échouer dans leur enquête. Tandis que Tommy – déguisé en prêtre catholique – s’élançait à corps perdu sur la trace d’une comtesse en proie au démon du jeu et que Tuppence faisait la conquête du neveu de la maison sur le terrain de golf, l’inspecteur de police du coin avait arrêté avec flegme le deuxième valet de pied qui se trouvait être un vieux cheval de retour et qui reconnut sa culpabilité sans trop se faire prier. Nos deux héros durent retirer leur épingle du jeu avec toute la dignité dont ils étaient encore capables.

Pour l’heure, Tommy et Tuppence essayaient d’oublier leur déconvenue en buvant force cocktails à l’Hôtel Adlington. Tommy, portant encore son vêtement ecclésiastique, remarqua :

— L’histoire n’était guère digne du Father Brown de Chesterton, et cependant, je porte le parapluie du subtil prêtre.

— Il ne s’agissait pas d’un problème pour le Father Brown qui a besoin d’une certaine atmosphère dès le début, une atmosphère où l’on agit de la façon la plus quotidienne et c’est alors que les événements bizarres se produisent.

— Malheureusement, maintenant, il nous faut retourner à Londres. Espérons que quelque chose d’étrange se passera sur le chemin de la gare.

Il levait son verre dont le liquide se répandit sur la table alors qu’une lourde main s’abattait sur son épaule et qu’une bonne grosse voix rugissait :

— Mais, c’est ce vieux Tommy et Mrs Beresford ! D’où sortez-vous ? Il y a des années que je ne sais plus rien de vous !

— Tiens ! mais, c’est Bulger !

Tommy but ce qui restait du cocktail dans son verre et se tourna vers l’importun, un homme grand et fort, aux larges épaules, d’une trentaine d’années avec un visage rond et souriant, vêtu d’un costume de golf.

— Dis donc, mon vieux Tommy, j’ignorais que vous aviez pris la soutane ? Qui aurait jamais cru cela de vous ?

Tuppence pouffa de rire devant la mine embarrassée de son mari. Brusquement, tous deux prirent conscience de la présence d’une femme accompagnant Bulger, lequel, en réalité, se nommait Mervyn Estcourt. Une créature grande et mince, aux cheveux dorés, aux grands yeux bleus, presque irréellement belle. Elle portait une robe noire rehaussée d’hermine et avait de grosses perles aux oreilles. Son sourire affirmait sa certitude d’être la seule femme méritant les regards de toute l’Angleterre et probablement du monde entier. Elle n’en tirait aucune vanité mais seulement l’assurance que cela était.

Tommy et Tuppence la reconnurent immédiatement, l’ayant vue trois fois dans Le secret du cœur et autant de fois dans le grand succès que fut Piliers de jeu, ainsi que dans bien des pièces de théâtre. Il n’y avait vraisemblablement pas d’autre actrice, en Grande-Bretagne, qui exerçât un tel empire sur le public que Miss Gilda Glen. On chuchotait qu’elle était, sans conteste, la plus jolie femme d’Angleterre et aussi la plus stupide.

— Permettez-moi de vous présenter Miss Gilda Glen qui est une de mes vieilles amies, fit Estcourt paraissant vouloir s’excuser d’avoir pu oublier – fût-ce une seconde – une pareille créature.

L’actrice fixait Tommy avec un intérêt évident et finit par lui demander :

— Êtes-vous vraiment prêtre ? un prêtre catholique romain ? Je croyais qu’ils étaient contraints au célibat…

Estcourt partit d’un grand éclat de rire :

— Vous êtes un rusé compère, Tommy… Je suis bien content qu’il n’ait pas renoncé à vous, Mrs Beresford, ni aux autres plaisirs de la vie.

Gilda Glen ne lui accorda pas la moindre attention. Elle continua à fixer d’un air perplexe Tommy qui expliquait :

— Très peu d’entre nous sont réellement ce qu’ils paraissent être. Mon métier n’est, au fond, pas très différent de celui d’un prêtre, et bien que je ne donne pas l’absolution, j’entends bien des confessions. Je…

— Ne l’écoutez pas ! interrompit Estcourt, il vous fait marcher.

Gilda insista :

— Si vous n’êtes pas un ecclésiastique, je ne vois pas pourquoi vous êtes habillé de cette façon ? À moins…

— Je ne suis pas un criminel fuyant la Justice, si c’est ce que vous insinuez, mais exactement le contraire.

— Oh !

L’actrice fronça les sourcils et continua à contempler fixement Tommy qui s’enquit :

— Vous êtes au courant de l’horaire des trains pour retourner à Londres, Bulger ? À combien se trouve la gare ?

— À dix minutes à pied, mais rien ne vous presse car le prochain train est à 6 h 35 et il n’est que 5 h 40.

— Dans quelle direction, la gare ?

— En sortant de l’hôtel, tournez à gauche et ensuite… attendez ! Le plus court serait encore d’emprunter Morgan’s Avenue.

Miss Glen sursauta :

— Morgan’s Avenue ?

— Je sais à quoi vous pensez, ma chère…

Il s’adressa aux autres en souriant :

— Morgan’s Avenue est bordée d’un côté par le cimetière et on affirme qu’un policier qui mourut de mort violente se lève de sa tombe pour reprendre éternellement sa ronde le long de cette artère. Un policier-fantôme ! Qu’est-ce que vous dites de ça ? Et pourtant, un grand nombre de gens jurent l’avoir rencontré !

Miss Glen soupira :

— Quelle horreur ! Mais, ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Les fantômes n’existent pas !

Elle se leva pour s’envelopper frileusement dans ses fourrures, puis chuchota :

— Au revoir…

Elle n’accorda même pas un regard à Tuppence qu’elle continuait d’ignorer mais jeta, par-dessus son épaule, un nouveau coup d’œil intrigué à Tommy. Au moment où elle atteignait la porte, elle se heurta à un homme solide, aux cheveux gris, au visage roux et boursouflé qui poussa une exclamation de surprise. Prenant le bras de l’actrice, il l’emmena tout en lui parlant avec animation.

— Une belle créature, hein ? remarqua Estcourt, mais avec autant de cervelle qu’un lapin. On raconte qu’elle est sur le point d’épouser lord Leconbury, celui qu’elle vient de rencontrer à la porte.

Tuppence donna son avis :

— Ce lord ne semble pas être le genre d’homme qu’on aimerait avoir pour mari.

Estcourt haussa ses lourdes épaules.

— J’imagine qu’un titre exerce encore un pouvoir fascinant sur certaines femmes et, croyez-moi, Leconbury n’est pas un pair sans argent ! Gilda vivra avec lui une existence dorée. Personne ne sait trop d’où elle sort. En tout cas, il y a quelque chose de bougrement mystérieux dans sa présence ici. Elle n’est pas descendue à l’hôtel et lorsque j’ai essayé de savoir où elle logeait, elle m’a rembarré… assez crûment d’ailleurs.

Là-dessus, regardant sa montre, il s’exclama :

— Je dois me sauver ! Bien content de vous avoir revus tous les deux. Il nous faudra prendre un verre ensemble un de ces soirs. Au revoir…

Il partit au moment où un groom s’approchait du couple avec un pli posé sur un plateau.

— C’est pour vous, monsieur, annonça-t-il à Tommy, de la part de Miss Glen.

Intrigué, Tommy déchira l’enveloppe et lut quelques lignes tracées d’une main malhabile.

Je n’en suis pas certaine, mais je pense que vous pouvez m’aider. Vous passez devant chez moi, pour gagner la gare. Pouvez-vous vous trouver à White House, Morgan’s Avenue, à 6 h 10 ? Cordialement à vous. Gilda Glen.

 

Tommy tendit le billet à Tuppence qui s’étonna :

— Extraordinaire ! Croit-elle que vous êtes un prêtre ?

— Non… J’imagine plutôt qu’elle a fini par comprendre que je n’en suis pas un… Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?

Ça… c’était un jeune homme aux cheveux rouges, le menton batailleur, portant un manteau fripé. Il arpentait la salle en marmonnant :

— Bon Dieu !

Il se laissa choir près du jeune couple qu’il contempla d’un air morne, avant de poursuivre :

— Maudites soient toutes les femmes. (Il jeta un coup d’œil féroce vers Tuppence.) D’accord ! Vous pouvez crier au scandale et me faire flanquer à la porte de l’hôtel, ce ne sera pas la première fois que pareille aventure m’arrivera ! Pourquoi n’exprimerions-nous pas ce que nous ressentons vraiment au lieu de jouer la comédie ? Pour le moment, j’éprouve l’envie de sauter à la gorge de quelqu’un et de l’étrangler lentement.

Tuppence s’enquit paisiblement :

— Quelqu’un en particulier ou le premier venu ferait-il l’affaire ?

— Quelqu’un en particulier !

— Très intéressant. Ne pouvez-vous nous en apprendre davantage ?

— Je me nomme Reilly, James Reilly. Vous avez peut-être déjà entendu mon nom ? J’ai écrit un petit recueil de poèmes pacifistes… très bon, bien que ce soit là une opinion toute personnelle.

— Poèmes pacifistes ?

— Oui. Pourquoi pas ? Je suis pour la paix ! Au diable la guerre et les femmes ! À propos de femmes, avez-vous remarqué cette créature qui se pavanait ici, il y a un instant ? Elle se fait appeler Gilda Glen… Gilda Glen ! Ce que j’ai pu l’adorer celle-là… et je vais vous confier ceci : si elle possède un cœur, il bat pour moi. Et si elle se vend à ce salaud de Leconbury… alors, que Dieu lui vienne en aide ! car je la tuerai de mes propres mains…

Là-dessus, il se leva et sortit précipitamment.

Tommy haussa les sourcils :

— Un gentleman plutôt émotif, non ? Nous partons, Tuppence ?

Une bruine fine commençait à tomber lorsqu’ils quittèrent l’hôtel. Suivant les indications d’Estcourt, ils tournèrent à gauche et, au bout de quelques minutes, aboutirent dans Morgan’s Avenue.

La bruine s’épaississait, ouatée et douce, se déplaçant devant eux en traînées tourbillonnantes. À leur gauche, s’élevait le mur du cimetière et à leur droite une rangée de maisons que précédait une haie touffue.

— Tommy, murmura Tuppence, je commence à avoir peur. La bruine… et le silence… C’est comme si nous étions loin de tout.

— Le fait de ne pouvoir distinguer devant soi produit cette impression.

— Seuls nos pas résonnent sur le trottoir… Qu’est-ce que cela ?

— Quoi ?

— J’ai cru entendre quelqu’un marcher derrière nous.

— Si vous continuez à vous bourrer le crâne vous allez voir apparaître le fantôme. Craignez-vous qu’il pose la main sur votre épaule ?

Tuppence poussa un cri aigu.

— Oh ! Tommy ! À présent, j’en suis convaincue.

Elle regarda par-dessus son épaule, cherchant à percer le voile de brouillard.

— J’entends les pas à nouveau… Cette fois, ils sont devant nous. Ne dites pas que vous n’entendez pas !

— J’entends. C’est probablement quelqu’un qui se rend comme nous à la gare. Je me demande…

Il s’immobilisa brusquement et Tuppence sursauta car, devant eux, le rideau de bruine s’écarta, laissant voir un gigantesque policier qui semblait se matérialiser à vingt pas d’eux. Il apparaissait et disparaissait alternativement… c’est tout du moins l’impression qu’éprouvait le couple à l’imagination surchauffée. Ils apercevaient brusquement le grand policier en bleu, un pilier de boîte aux lettres rouge et sur la droite, la maison blanche.

— Rouge, blanc et bleu, remarqua Tommy. C’est bougrement pittoresque. Venez, Tuppence, il n’y a pas de quoi avoir peur.

Comme il l’avait déjà constaté, le policier était réel. Bien plus, il n’était pas aussi grand qu’ils l’avaient imaginé, émergeant du brouillard.

Mais, alors qu’ils reprenaient leur chemin, des pas se firent de nouveau entendre derrière eux et un homme les dépassa à grandes enjambées. Il poussa le portillon de la maison blanche, grimpa les quelques marches et tambourina à la porte à l’aide du marteau de cuivre. Il entra au moment où le couple arrivait à son tour à la hauteur du portillon. Le policier contemplait immobile le seuil de la maison.

— Un gentleman qui semble pressé, commenta-t-il.

Il s’exprimait d’un ton lent comme quelqu’un dont les pensées mettent longtemps à mûrir.

— C’est le genre de gentleman qui est toujours pressé, appuya Tommy.

Le regard du policier vint se poser avec méfiance sur l’intrus.

— Un de vos amis ?

— Non, mais il se trouve que je sais qui il est. Son nom est Reilly.

— Ah ?…

— Pourriez-vous nous indiquer White House ?

— C’est ici. La propriétaire est Mrs Honeycott, une dame nerveuse, ajouta-t-il d’un air important. Elle croit toujours que des cambrioleurs se cachent dans les environs et tient à ce que je garde un œil sur sa maison. Les femmes d’entre deux âges deviennent peureuses.

— Entre deux âges ? Savez-vous par hasard si une jeune femme loge aussi ici ?

— Une jeune femme… Non, je ne crois pas.

— Il se peut qu’elle n’habite pas vraiment la maison, intervint Tuppence, et de toute manière, elle n’est peut-être pas encore arrivée. Elle nous a devancés de si peu à l’hôtel.

— Ah ! s’exclama brusquement le policier. À présent que j’y pense, une jeune personne a passé ce portillon au moment où je remontais la rue. Il y a de cela trois ou quatre minutes.

— Portant une fourrure d’hermine ?

— Elle avait un genre de lapin blanc autour du cou, admit-il.

La jeune femme sourit et le policier reprit sa ronde, remontant dans la direction par laquelle ils étaient arrivés.

Alors que les Beresford s’apprêtaient à franchir à leur tour le portillon, un cri assourdi retentit dans la maison et presque aussitôt, James Reilly dévala les marches en courant. Son visage était cadavéreux et ses yeux hagards. Il chancelait tel un homme ivre et alors qu’il passait devant Tommy et Tuppence, il gémit :

— Mon Dieu… Mon Dieu… Oh ! Mon Dieu… !

Il s’agrippa au pilier du portillon et soudain, mû par une force surnaturelle, il se sauva en courant, empruntant le chemin opposé à celui que suivait le policier.

Tommy et Tuppence se regardèrent, stupéfaits.

— Ma foi, remarqua Tommy. Il a dû arriver quelque chose dans cette maison et quelque chose d’assez effrayant pour faire perdre la raison à notre ami Reilly.

Tuppence promena délicatement son doigt sur le pilier, là où Reilly s’était appuyé et constata :

— Il a dû mettre sa main dans de la peinture rouge.

— Hum… Je pense que nous devrions pénétrer à l’intérieur de cette demeure.

Sur le seuil, se tenait une servante en bonnet blanc et en proie à une indignation visible. Elle s’exclama :

— Avez-vous jamais vu un individu de cette sorte, mon Père ? Ce type arrive, demande à voir la jeune dame et se précipite à l’étage sans même en solliciter la permission. Aussitôt, j’entends Miss Gilda pousser un cri d’effroi et je vois le type redescendre en courant, le visage aussi blanc que s’il s’était heurté à un fantôme. Qu’est-ce que tout cela peut bien signifier, Seigneur !

À ce moment, du fond du hall, une voix sévère s’enquit :

— Avec qui bavardez-vous, Hélène ?

La servante dit dans un souffle :

— Voilà madame…

Elle recula et Tommy se trouva en présence d’une femme ayant dépassé la cinquantaine, avec des cheveux blancs et dont un pince-nez dissimulait mal l’acuité du regard. Sa maigre silhouette était enveloppée de noir, rehaussée funèbrement d’une garniture de jais. Tommy s’inclina :

— Mrs Honeycott ? Je viens voir Miss Glen.

La maîtresse de maison commença par lui jeter un coup d’œil inquisiteur puis enregistra avec soin tous les détails de la toilette de Tuppence.

— Vraiment ? Dans ce cas, veuillez me suivre. Elle conduisit le couple dans une pièce ouvrant, à l’arrière de la maison, sur le jardin, une pièce immense mais qui, cependant, paraissait exiguë tant elle était encombrée de fauteuils de tous genres. Un grand feu brûlait dans l’âtre près duquel s’étalait un divan recouvert d’un tissu chamarré. Le papier peint était de deux gris différents et bordé de rose. Sur les murs, des gravures et des tableaux. Ce décor ne cadrait pas avec la personnalité de Gilda Glen.

— Asseyez-vous, je vous prie. Je dois tout de suite vous dire que je n’apprécie pas du tout la religion catholique romaine. Je n’aurais jamais supposé qu’un de ses représentants puisse, un jour, entrer chez moi. Toutefois, si Gilda a décidé de se convertir, on ne saurait souhaiter mieux quand on mène une existence comme la sienne… Elle aurait pu inventer quelque chose de pire et, tout compte fait, une religion, même erronée, est préférable à pas de religion du tout. Notez que je serais moins hostile à la religion catholique si ses prêtres se mariaient. Vous m’excuserez, mon Père, mais je dis toujours ce que je pense. Et quand on songe à ces couvents où tant de belles jeunes filles sont enfermées sans qu’on sache jamais ce qu’il advient de ces malheureuses créatures !

Sans se laisser égarer dans une discussion sur le célibat des prêtres, ou la nécessité des couvents, Tommy alla droit au but :

— Je crois savoir, Mrs Honeycott, que Miss Glen se trouve, en ce moment, chez vous ?

— En effet, bien que cela ne m’enchante pas. Mais le mariage est le mariage et comme on fait son lit on se couche !

— Je vous demande pardon mais je ne vous suis pas très bien ?

— Je m’en doute et c’est pourquoi je vous ai prié de me suivre au salon car je tenais à vous parler la première. Il faut que je vous mette au courant. Gilda est venue me trouver… après tant d’années !… pour me demander de l’aider. Elle souhaitait que je rencontre cet homme pour le persuader de divorcer. Je lui ai répondu, sans hésitation, que je ne voulais pas m’immiscer dans cette histoire car, pour moi, le divorce est un péché. Par contre, il m’était impossible de refuser d’héberger ma propre sœur, n’est-ce pas ?

— Votre sœur ?

— Oui, Gilda est ma cadette. Ne vous l’a-t-elle pas dit ?

À première vue, compte tenu de l’apparente différence d’âges, cette affirmation semblait invraisemblable. Mais Gilda occupait la scène depuis longtemps déjà et dès lors, la chose paraissait moins surprenante. Ainsi, l’artiste, loin de sortir du ruisseau, était issue d’une honnête bourgeoisie. Elle avait soigneusement gardé le secret sur cette origine dénuée de romantisme.

— Votre sœur est donc mariée ?

— Elle s’est enfuie à l’âge de dix-sept ans avec un homme de condition inférieure et cela a durement frappé notre père, un pasteur ! Une vraie catastrophe… Ensuite, elle a plaqué son mari pour monter sur les planches. Jouer la comédie… Je n’ai jamais mis les pieds dans un théâtre, moi ! Je ne veux pas avoir de rapports, même lointains, avec le vice ! Maintenant, elle s’est mise en tête de divorcer, sans doute pour se remarier, mais son époux ne se laisse pas intimider ni acheter. Rien que pour cela, je serais portée à l’admirer.

Tommy demanda :

— Comment s’appelle-t-il ?

— Voilà qui va vous paraître extraordinaire mais je ne parviens pas à me le rappeler ! Vous savez, il y aura bientôt vingt ans que j’ai entendu prononcer son nom pour la première et la dernière fois. Mon père interdisait qu’on y fît la moindre allusion. Quant à Gilda, j’ai toujours évité d’aborder cette histoire en sa présence. Elle n’ignore rien de ce que je pense, cependant.

— Ce n’était pas Reilly, par hasard ?

— Possible, mais je ne saurais l’affirmer car je ne m’en souviens absolument pas.

— L’homme dont je parle est sorti d’ici, il y a un instant.

— Celui-là ? J’ai cru qu’il s’agissait d’un fou évadé ! Revenant de la cuisine où j’avais été donner des ordres à Hélène pour le dîner, je pénétrai dans ce salon en me demandant si Gilda était rentrée ou non – elle possède une clef de la maison – lorsque je l’entendis traverser le hall. Trois minutes plus tard, le vacarme commença. Je me précipitai dans le hall pour voir l’homme dont vous parlez se jeter dans l’escalier. Bientôt on s’est mis à crier et cet individu est ressorti en courant. C’est du propre !

Tommy se leva.

— Mrs Honeycott, nous devrions nous rendre sans tarder auprès de votre sœur. J’ai terriblement peur…

— Peur ? mais de quoi ?

— … que vous ne vous soyez pas servie de peinture rouge, dernièrement.

Mrs Honeycott le fixa, éberluée.

— En voilà une idée ! De la peinture rouge ? Bien sûr que non !

— C’est ce que je craignais. Je vous en prie, montons tout de suite !

La maîtresse de maison entraîna le couple vers le hall où Hélène battait précipitamment en retraite, puis dans l’escalier. À l’étage, Mrs Honeycott ouvrit la première porte et poussa aussitôt un cri en se rejetant en arrière : toujours vêtue de sa robe noire bordée d’hermine, Gilda était allongée sur un sofa. Son visage reposé paraissait celui d’un enfant endormi. On avait écrasé le crâne de l’actrice avec un instrument contondant. Du sang maculait le tapis, bien que la blessure, affreuse, ne saignât plus.

Très pâle, Tommy se pencha sur la morte et murmura :

— Ainsi, il ne l’a pas étranglée, en fin de compte.

Mrs Honeycott gémit :

— Quoi ? est-elle vraiment morte ?

— Hélas… On l’a assassinée… À présent, il faut trouver le meurtrier… Je ne pense pas que ce soit très difficile. C’est curieux mais, en dépit de ses extravagances, je n’aurais jamais cru que ce garçon pût avoir ce courage… Enfin… Tuppence, voulez-vous appeler la police ?

La jeune femme, elle aussi très émue, hocha la tête en signe d’assentiment. Tommy aida Mrs Honeycott à redescendre l’escalier et lui demanda :

— Je dois connaître l’heure exacte à laquelle votre sœur est rentrée.

— Comme chaque soir, j’étais juste en train d’avancer la pendule de cinq minutes car elle prend cinq minutes de retard par vingt-quatre heures et ma montre qui marche très bien indiquait 6 h 8.

Tommy constata que ce détail correspondait bien à la déclaration du policier ayant vu la jeune femme pousser le portillon à peine trois minutes avant l’arrivée du couple. Il se souvint également avoir regardé sa montre à cet instant-là pour remarquer qu’il était en retard d’une minute sur le rendez-vous fixé par Gilda. Il y avait fort peu de chance pour que le meurtrier ait attendu sa future victime dans sa chambre mais si c’était le cas, il devait se trouver encore dans la maison.

Tommy courut au premier étage qu’il inspecta en vain. Déçu, il s’en fut interroger Hélène. Il lui annonça la nouvelle et entendit un flot d’invocations à tous les Saints. Puis elle lui apprit que personne n’avait rendu visite à Miss Glen dans la journée, qu’elle était montée à l’étage comme d’habitude vers 6 heures, pour tirer les rideaux, sans rien remarquer d’anormal. Les coups violents frappés à la porte d’entrée par le fou l’avaient fait redescendre en vitesse.

Tommy n’insista pas. Il continuait à éprouver un étrange sentiment de pitié envers Reilly, ne parvenant pas à croire à sa culpabilité et pourtant, qui d’autre en dehors de lui pouvait être l’auteur du meurtre ?

Il regagna le hall où Tuppence venait d’entrer en compagnie du policier déjà rencontré devant la maison. Ce dernier, ayant sorti un crayon et un carnet, monta au premier où il examina la victime avec un flegme que rien ne semblait pouvoir entamer, déclarant simplement que s’il se risquait à toucher à quoi que ce soit, l’inspecteur lui passerait un savon. Il écouta les explications hystériques et confuses de Mrs Honeycott tout en prenant des notes. Sa présence apportait une sensation de calme et de réconfort.

Tommy réussit à voir le policier en particulier au moment où il quittait la maison pour aller téléphoner à ses chefs.

— Vous m’avez dit avoir vu la victime entrer… Êtes-vous certain que personne ne l’accompagnait ?

— Sûr… Elle était absolument seule.

— Et, entre ce moment et celui où nous avons échangé quelques mots, personne n’est sorti de cette demeure ?

— Pas âme qui vive.

Majestueux, il descendit le perron et s’arrêta près du pilier portant des traces rouges et décréta avec condescendance :

— Un amateur, pour laisser pareille carte de visite !

Là-dessus, il tourna dans l’avenue et disparut.

 

*

* *

 

Le lendemain de la découverte du crime, les Beresford étaient toujours au Grand Hôtel. Toutefois, Tommy avait jugé plus prudent d’abandonner son habit ecclésiastique. James Reilly avait été arrêté et son avocat – Me Marvell – achevait un long entretien avec le détective.

— En vérité, je n’aurais pas cru Reilly capable d’une chose pareille car il n’a jamais été violent qu’en paroles et cela depuis que je le connais.

— Il est vrai que lorsqu’on dépense son énergie à discourir, il n’en reste pas beaucoup pour agir. Malheureusement je serai un des principaux témoins à charge. Les propos qu’il a tenus en notre présence, juste avant le crime, sont particulièrement accablants. Et pourtant, ce type me demeure sympathique. Je ne vous cache pas que, s’il y avait un autre suspect possible, je serais certain de l’innocence de Reilly. Que dit-il pour sa défense ?

L’avocat eut une moue.

— Il prétend l’avoir trouvée morte. C’est enfantin ! Mais il utilise la première excuse lui venant à l’esprit.

— En effet, car s’il disait la vérité, il faudrait admettre que Mrs Honeycott est la meurtrière, ce qui paraît quand même un peu énorme.

L’avocat rappela :

— Souvenez-vous que la bonne a entendu la victime pousser un cri.

Songeur, Tommy répéta :

— La bonne, oui… Au fond, nous sommes crédules. Nous croyons à ce que nous tenons pour des évidences mais, en vérité, qu’avons-nous ? sur quoi nous basons-nous ? des impressions dictées par les sens… Or, supposons que ces impressions soient fausses ?

L’avocat haussa les épaules.

— Je ne discerne pas où vous voulez en venir.

— Je ne suis pas certain de le savoir moi-même. Mais je commence à avoir des idées… sur les interprétations différentes d’un même événement : les portes s’ouvrent et se referment de la même façon… Ceux qu’on croit en train de monter des escaliers, les descendent peut-être… etc.

Tuppence intervint :

— Si vous vous expliquiez plus clairement, Tommy ?

— C’est tellement simple, ma chère, et pourtant, je ne viens d’y penser qu’à l’instant. Comment êtes-vous sûre que quelqu’un vient d’entrer chez vous ? Vous avez entendu la porte s’ouvrir et se refermer. Au même moment, vous attrapez l’écho d’un pas, et vous voilà persuadée qu’une personne a pénétré dans la maison, alors que rien ne prouve qu’il ne s’agit pas d’une sortie.

— Mais, Miss Glen n’est pas sortie !

— Non… il s’agit de quelqu’un d’autre… Le meurtrier en l’occurrence.

— Dans ce cas, quand Gilda est-elle entrée ?

— Au moment où sa sœur parlait à Hélène dans la cuisine. De la cuisine, Mrs Honeycott gagne le salon pour remonter sa pendule et, tout en se livrant à ce travail, elle se demande quand Gilda va rentrer et, parce qu’elle entend un pas, elle est certaine que c’est sa sœur qui monte au premier.

— Ce n’était pas elle ?

— Non ce n’était pas elle, mais Hélène allant tirer les rideaux. Mrs Honeycott souligne que Gilda marqua une pause avant de s’engager dans l’escalier. Or, cette pause n’est que le laps de temps infime qui s’écoula entre la sortie du meurtrier et l’apparition d’Hélène dans le hall. En un mot, il s’en est manqué de fort peu que la bonne ne rencontrât l’assassin.

— Mais, Tommy, le cri qu’a poussé Gilda ?

— Ce n’est pas elle qui l’a poussé mais bien James Reilly en la découvrant morte. Nous avions oublié qu’il a une voix haut perchée, que l’émotion fait monter plus haut encore.

Tuppence s’énerva.

— Si vous avez raison, vous et moi aurions dû voir le meurtrier !

— Nous l’avons vu, ma chère. Nous lui avons même parlé. Vous souvenez-vous de la façon dont le policier a paru surgir du brouillard ? Il venait de franchir le portillon juste avant que la brume ne se dissipe. Cela nous a fait sursauter, ne vous rappelez-vous pas ?

— Si.

— Voyez-vous, Tuppence, bien que nous ne pensions jamais à eux sous cet angle, les policiers sont des hommes comme les autres et soumis aux mêmes passions. Ce flic flegmatique – ou mieux, qui nous parut tel – était le mari entêté de Gilda Glen. Je suppose qu’ils se sont rencontrés juste devant « White House » et que l’actrice a laissé entrer son époux pour discuter encore de leur histoire. Cela a dû tourner très vite à la querelle et le policeman, perdant la tête, a frappé avec son bâton…

Associés contre le crime - Le crime est notre affaire
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